Le marché couvert
Présentation
On répertorie dans la ville d’Annaba de nombreux lieux de sociabilité, entre espaces publics comme les places et jardins, et les édifices publics dont le marché couvert.
Le bâtiment est une composante importante du centre-ville et une oeuvre incarnant l’architecture style art déco des années trente.
Un style qui prit son essor avant la première guerre mondiale et à la dimension internationale : il connut d’ailleurs un triomphe à l’exposition universelle de Paris en 1937.
Le marché couvert fut aussi surnommé Marché Francise « Français », peut être parce qu’il remplaça le marché arabe (ou Fondouk de Bône) ?. Ce dernier avait lui-même remplacé le marché au grain en plein air, appelé «Rahba », et qui se tenait au même endroit. L’esplanade attirait la curiosité des visiteurs au 19e siécle, émerveillés par les spectacles musicaux et les expositions d’animaux sauvages chassés, comme en témoigne Louis Arnaud dans son livre Bône, son histoire, ses histoires :
« Enfants curieux, nous allions nous mêler à la foule des badauds indigènes et nous partagions leur étonnement et leur admiration. Les serpents que la flûte et le tam-tam envoûtaient nous laissaient passer sous la peau de longs frissons glacés et nous émerveillaient, en même temps. Il venait aussi, sur cette petite place, des animaux sauvages, des espèces les plus ordinaires, porcs-épics et gazelles. J’y ai vu, cependant, un jour, vers 1890, un lion, un vrai lion, en chair et en os, qu’un vieil Arabe tenait au bout d’une corde, une simple corde. »
Situation
Le marché couvert se situe au centre ville, à l’angle de quatre rues : à l’intersection des artères Ibn Khaldoun (ex-Gambetta) et Emir Abdelkader (ex-Bugeaud) et à l’intersection des rues Jean Jaurès et Négrier. En dépit de la prolifération de marchands informels, le marché couvert reste pour la population annabie, son lieu préféré d’approvisionnement en fruits, légumes et poissons frais : en sa qualité d’espace public, il représente un catalyseur de relations sociales.
Pour les habitants, le marché couvert est bien plus qu’un espace commercial, c’est un lieu dynamique et social : on y fait des rencontres, on discute avec des amis, on y retrouve même des connaissances et bien sûr, on y fait ses courses.
Historique
Le marché couvert fut construit en 1936 et inauguré deux ans plus tard par le maire de Bône de l’époque, Paul Pantaloni.
Rappelons qu’entre 1840 et 1885, l’activité économique était régie par deux souks hebdomadaires extra-muros, qui se tenaient tous les vendredis :
– le marché au grain (Rahba) qui se tenait à la sortie Sud-Ouest de la médina – Porte de Constantine
– le marché aux bestiaux (Souk al Mawachi) qui s’allonge jusqu’à l’Oued Boudjemâa.
Avec les plans d’extension de la nouvelle ville européenne vers l’actuel cours de la révolution, datant de 1860, le «Fondouk de Bône» est édifié en 1885. Egalement appelé « caravansérail », il prend l’appellation usuelle de « marché arabe » en référence au précédent marché autochtone.
Il devait résoudre les problèmes d’encombrement et d’hygiène constatés lors du marché hebdomadaire. Ce nouveau marché occupa l’emplacement de la Rahba. En forme de quadrilatère et flanqué de quatre tours et d’une cour centrale, il était destiné à accueillir les marchands autochtones afin d’écouler les récoltes de leurs jardins. Des magasins étaient même aménagés au premier étage pour la vente de tissus et des épices ; une poissonnerie fut ensuite aménagée au rez-de-chaussée.
Mais une série de consignes et de tribunes publiques firent toutefois état de la dégradation des conditions d’hygiène au niveau du marché arabe et de son environnement immédiat. En 1936, le nouveau marché couvert est donc construit au même emplacement, après la démolition du marché arabe par les services et aux frais de la commune de Bône : il est désormais très lumineux et aéré et occupe la totalité de l’îlot. Répondant enfin aux règles modernes d’hygiène et de salubrité, il est d’une utilisation commode tant pour les vendeurs que pour les acheteurs.
Les différentes transformations et mutations qu’a subi cet espace en font un lieu historique où s’est perpétuée la tradition marchande pendant plus d’un siècle : partant de l’appropriation humaine de l’espace dans le vouloir d’échanges commerciaux à proximité de la médina, vers une réappropriation du lieu en un espace couvert et moderne.
Architecture du bâtiment
Le marché couvert a été conçu par les architectes Pierre Choupaut et Pierre Truchot. C’est d’ailleurs à ces deux architectes que l’on doit les premiers bâtiments de style Art Déco à Annaba, notamment à travers la gare, la poste centrale, le stade municipal et bien sûr le marché couvert.
Le bâtiment se caractérise par des lignes droites et des formes géométriques épurées, mêlées aux claustras ou moucharabiehs.
Maquette numérique du marché
Les deux architectes furent très inspirés par un autre grand architecte, Auguste Perret, qui innova avec le béton armé : auteur de la première tour en béton armé construite en Europe, la tour Perret, il fut le rebâtisseur du nouveau centre-ville du Havre (France) d’après-guerre, entre 1945 et 1954, aujourd’hui classé au patrimoine mondial par l’UNESCO.
Car la rotonde du marché et ses galeries ressemblent fortement au Palais d’Iéna de Paris, conçu à l’occasion de l’exposition universelle de 1937.
Quant au minaret du marché, avec sa pendule électrique, constitue un élément de repère. Il s’inspire du clocher de l’église du Raincy (ville de la banlieue Parisienne) conçue par Auguste Perret et classée monument historique.
La toiture se développe en retraits successifs et sur différents niveaux. Bien qu’elle soit un peu inspirée par sa forme courbe par celle de l’église de Raincy, elle offre un jeu de volumes avec de faibles pentes.
Les claustras à la Perret sont très présents et assurent une ventilation naturelle qui rythme l’espace par un jeu d’ombre et de lumière. au dessus des entrées on remarque les armoiries de Bône.
L’accès à l’étage se fait par un double escalier balancé et une belle vasque en mosaïque, disparue aujourd’hui.
Des lames de persiennage en béton armé longent l’ensemble des façades du marché permettant la ventilation et l’éclairage naturel des espaces intérieurs, sans éblouissement.
On retrouve au rez-de-chaussée, une série de boutiques qui s’ouvrent sur les galeries périphériques, conçues pour élargir les voies et offrir aux usagers une promenade dans les 64 magasins, à l’abri du soleil brûlant de l’été.
Une grande poissonnerie est aménagée dans l’espace intérieur, avec des tables en granit.
Enfin, le premier étage abrite la halle où 205 cases de marchands de fruits, légumes et de volailles sont disposées tout autour du premier centre, là où l’on retrouve des étals au métrage et des boucheries en périphérie.
Structure
Les planchers reposent sur des poteaux et poutres en béton armé, tandis que la coque de la toiture parabolique est portée par des fermes en forme d’arc.
La toiture centrale à pans repose quant à elle sur des fermes en béton armé d’une portée de 15,70 m.
Quant à l’infrastructure du marché, la partie centrale repose sur des pieux ancrés à une profondeur de 14 mètres en moyenne, compte tenu de la nature argileuse et marécageuse du sol ; les fondations des galeries périphériques reposent sur des radiers, tandis que la galerie sur rue Emir Abdelkader repose sur des semelles isolées.
Ce concentré de génie de structure n’aurait pu être exécuté que par la Société algérienne des entreprises Léon Ballot.
En effet, cette entreprise qui avait remporté la construction du marché couvert, était spécialisée dans les réalisations d’ouvrages d’art et d’envergure : tunnels, ports, barrages et centrales électriques. Basée à Alger, elle compte parmi ses réalisations en Algérie les travaux du port de Bône (1927), la construction du barrage sur l’oued Saf-Saf, le port d’Herbillon (actuelle commune de Chetaïbi) et la centrale électrique de Bône (1930).
Etat des lieux
Aujourd’hui, le bâtiment est menacé par sa désorganisation intérieure et sa vétusté, sans parler du désintérêt des collectivités locales.
La poissonnerie proposant autrefois une variété importante de poissons et attirant les clients est presque vide. En cause l’absence de contrôle de la pêche en plus de la pollution de la mer qui constitue le facteur principal de la rareté du poisson sur la côte annabie.
En dépit de cette désorganisation, du laisser-aller, et de certains désordres structurels auxquels le marché couvert doit faire face actuellement, il demeure un équipement d’importance spatiale et sociale à l’échelle de la ville de Annaba. C’est une œuvre architecturale du mouvement moderne et un lieu historique où se perpétue la fonction commerciale depuis près de deux siècles.
De ce fait, il est important de classer cet édifice en tant que monument historique et de le sauvegarder, afin qu’il retrouve sa véritable place dans la ville et que nous puissions le transmettre aux générations futures, en bon état.
Par Mohamed Sofiane DJERAD
Architecte doctorant en patrimoine
Références :
- Suzanne H. Crowhurst. Lennard – Public Life in Urban Places: Social and Architectural Characteristics Conducive to Public Life in European Cities. 1984, 74 p.
- Saïd DAHMANI – «ANNABA», Esquisse d’histoire urbaine, Alger, Art et culture – ministère de l’information, 1983, p. 78.
- Ferdinand-Désiré QuesnoY – Coup d’œil sur la subdivision de Bône, relatif surtout à son état climatérique et à l’influence que cet état exerce sur les progrès de la colonisation, gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, 1850, p. 53.
- Carcopino Jérôme – Le travail archéologique en Algérie pendant la guerre (1939-1942) dans: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 86e année, N. 4-6, 1942, pp. 301-319.
- Le Maroc en 1932 – 20 années de protectorat français dans «Afrique du Nord illustrée», Mai 1932, N°577 pp. 206-207.
- La Gazette algérienne. [«puis» Journal de l’arrondissement de Bône] du mercredi 13 avril 1892, p. 2, Bibliothèque nationale de France.
- L’Avenir de l’Est. Gazette algérienne. Journal républicain indépendant, organe des intérêts commerciaux du département de Constantine, du mercredi 6 mars 1901, p. 3 / Bibliothèque nationale de France.
- Les Travaux [«puis» nord-africains]. Organe des travaux publics et particuliers en Algérie, en Tunisie et au Maroc… [«puis» Bâtiment, travaux publics, architecture…] du 13 juillet 1938 et du 31 janvier 1933 / Bibliothèque nationale de France.
- Archives de la commune de Annaba, boîte intitulée Marchés sous la côte n°5.
- Louis Arnaud Bone son histoire, ses histoire.